Le 6 octobre dernier, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a rendu son rapport alarmant sur « les conséquences d’un réchauffement climatique de 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels et les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre associées ». Commandé en 2016 par les signataires de l’Accord de Paris, ce document est le fruit d’un travail de 2 ans, réalisé par 91 experts originaires de 40 pays pour une réflexion sur les entreprises et le réchauffement climatique.
Les conclusions de ce rapport, qui s’appuie sur près de 6 000 publications scientifiques, sont sans appel. Les activités humaines ont déjà causé une augmentation de la température de la planète de 1,0°C depuis l’ère préindustrielle. Au rythme actuel, le premier seuil fatidique de 1,5°C d’augmentation de la température sera atteint entre 2030 et 2052.
Pourquoi le GIEC souhaite-t-il limiter le réchauffement climatique à 1,5ºC
En 2015, les signataires de l’Accord de Paris s’engageaient à limiter le réchauffement climatique « bien en deçà de 2°C » et de « s’efforcer de le limiter à 1,5°C ».
Avec ce rapport, le GIEC nous donne un aperçu concret de tout ce qui pourrait être sauvé en limitant le réchauffement climatique à +1,5°C. Mais également, tout ce que l’on pourrait perdre en maintenant le cap du +2°C.
En effet, à l’échelle du climat, demi-degré de différence change la donne. Il permettrait par exemple de :
- Conserver 10 à 30 % des récifs coraliens actuels
- Réduire de 10 cm la montée du niveau de la mer
- Réduire de 50 % le nombre de personnes exposées à des pénuries d’eau
Ce demi-degré réduirait aussi de façon significative la disparition d’espèces, le développement de maladies, les sécheresses, les îlots de chaleur, la pollution à l’ozone et les migrations climatiques.
La cible des 1,5°C est d’autant plus ambitieuse que nous ne sommes même pas aujourd’hui sur la trajectoire des 2°C. Le rapport du GIEC appelle donc à modifier en profondeur notre mode de vie et à entreprendre immédiatement des transitions « sans précédent » dans notre système de production d’énergie, notre appareil industriel, nos infrastructures et notre aménagement territorial.
L’inertie des gouvernements à la suite de la Conférence de Paris laisse peu de doute sur leur incapacité à mettre en place rapidement ce changement de paradigme. Les citoyens et les acteurs de l’économie doivent donc se responsabiliser pour redresser le cap. La courte analyse qui va suivre s’adresse à ces derniers : A l’échelle d’une entreprise, combien faut-il investir pour s’inscrire dans la trajectoire d’un réchauffement à 1,5°C ? Quelles mesures concrètes peut-elle mettre en place pour participer au sauvetage du navire ?
L’effort climatique français en chiffres
Commençons tout d’abord par le volet financier. Que représente l’effort économique pour rejoindre la trajectoire de 1,5°C ?
2 400 milliards de dollars par an, nous dit le GIEC, soit 2,5% du PIB mondial. Ce chiffre est toutefois à prendre avec précaution, car le groupement d’experts considère que c’est le montant à investir dans l’énergie (secteur le plus polluant) pour rejoindre la trajectoire 1,5°C. Ce montant n’est donc pas transposable à tous les autres secteurs émetteurs de gaz à effet de serre (et agir sur eux augmenterait probablement la note). Cependant il s’agit mais d’un ordre de grandeur satisfaisant de l’investissement nécessaire dans la lutte pour le climat. De plus, cette estimation est cohérente avec celle de la Global Commission on the Economy and Climate de 2018 et celle de l’ONU réalisée 2016.
A l’échelle de la France, un effort de 2,5% du montant du PIB 2017 représente un investissement annuel de 57 milliards d’euros. En indexant ce montant sur le taux de croissance à long terme du PIB de la Banque de France (+1,6% par an), on obtient un investissement annuel moyen de 64 milliards d’euros sur la période 2018-30 pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C.
Dans cet article, nous imaginons que seules les entreprises porteront le poids de l’« investissement climatique ». Nous excluons donc les ménages et les administrations publiques. Avec une estimation du chiffre d’affaires (CA) annuel moyen des entreprises françaises à 4 548 milliards d’euros sur la période 2018-30, on en déduit un effort moyen par entreprise de 1,4 centime d’euro par euro de CA généré. Cela signifie que toute entreprise voulant « faire sa part » de l’effort climatique devrait investir 1,4 centime d’euro dans des projets de transition énergétique pour tout euro généré par ses ventes. Pour une belle PME réalisant un CA de 50 millions d’euros, cela représentera donc un investissement annuel de 705 000 euros. Pour une ETI générant 200 millions d’euros de CA, la charge d’investissement climatique annuelle sera de 2,8 millions d’euros.
Comment investir concrètement pour lutter contre le réchauffement climatique ?
A ce stade nous avons donc le montant à investir et la volonté de prendre le taureau par les cornes. Encore faut-il savoir où et comment le faire. Voici quelques pistes concrètes d’investissement contre le changement climatique.
Si l’on suit les préconisations du GIEC, il faudrait investir cet argent dans un actif de transition énergétique. A l’échelle de notre PME ou de notre ETI, il semble peu avisé de se lancer dans la construction un barrage hydroélectrique ou un champ éolien offshore, mais il existe des installations énergétiques de petite taille qui peuvent tout à fait convenir à une enveloppe d’investissement de 700 000 €.
Prenons par exemple un méthaniseur, cet équipement permet de valoriser des déchets organiques en produisant de l’énergie utilisable ou revendable par l’entreprise. Le prix d’installation d’une petite unité de méthanisation commence autour de 200 000€, mais un méthaniseur de capacité industrielle (à partir de 150kWél de puissance installée) correspond environ à une enveloppe de 700 000 €. Cela représente donc un investissement idéal pour notre PME.
Notre ETI pourra installer une unité de grande taille de 1MWél pour un coût de 3 millions d’euros, ou alors une unité plus petite avec un système de co-génération solaire fournissant l’énergie nécessaire pour rendre le méthaniseur autarcique.
Autre possibilité d’investissement énergétique sur le site de l’entreprise : la solarisation des surfaces extérieures exposées (toits, abris des parkings, etc.). L’avantage de cette solution est que son coût ne nécessite pas d’investissement initial élevé et est fortement corrélé à l’ampleur de l’installation. Notre PME avec un budget de 700 000 € pourra ainsi installer une capacité de 580kWc de panneaux solaires sur son site, c’est-à-dire une surface comprise entre 1 800 et 2 900m² de panneaux selon la technologie choisie. L’ETI pourra viser une installation plus conséquente de 2,3MWc correspondant à une surface solarisée de 7 200 à 11 600m².
Investir dans des actifs énergétiques peut toutefois s’avérer compliqué quand l’entreprise ne produit pas de déchets organiques, est située en zone urbaine ou dans une zone peu ventée ou ensoleillée, ou encore sur un site de taille réduite ou qu’elle n’en est pas propriétaire. L’entreprise peut toujours effectuer des investissements bénéfiques pour l’environnement, mais il faut alors sortir des préconisations du GIEC et investir dans des actifs qui ne sont pas purement énergétiques mais participent à la réduction des émissions. Cela peut consister à investir dans des systèmes d’économies d’énergie afin de réduire sa consommation ou encore développer de nouveaux modèles intégrant l’économie circulaire. Une entreprise peut ainsi valoriser ses déchets afin de limiter l’incinération ou bien créer un système d’éco-conception afin de rendre son processus de production plus sobre en consommations et en émissions.
Au-delà de l’investissement matériel, quelles solutions pour l’entreprise ?
Pour une entreprise ne souhaitant pas investir directement dans des actifs physiques, les marchés financiers peuvent proposer une alternative via des placements dits « verts ». En France, l’investissement dans ces produits financiers est d’autant plus aisé que l’Etat a mis en place courant 2018 une labellisation des actifs verts afin de garantir la destination des flux investis.
Il y a tout d’abord les « obligations vertes » ou « green bonds » qui permettent de financer des projets dédiés ayant un impact positif sur l’environnement ou œuvrant pour la transition énergétique (développement des énergies renouvelables, amélioration de l’efficacité énergétique, développement d’infrastructures de transports faiblement émetteurs de gaz à effet de serre, etc.). Ces titres peuvent être émis par des entreprises mais aussi par des Etats.
Il existe également des possibilités d’investissement sur les marchés actions, soit en souscrivant à une émission de capital d’une entreprise œuvrant contre le changement climatique, soit en investissant dans un fond d’actions « vertes ». Cela permet d’orienter du capital pour financer les opérations d’une entreprise spécialisée dans la transition énergétique.
Il convient en revanche de rester à l’écart des « trackers verts », ces derniers se contentant de répliquer la performance d’un panier d’actifs verts, sans que les fonds alloués soient réellement investis dans des projets de lutte contre le changement climatique.
L’entreprise peut aussi compenser ses émissions de gaz à effets de serre en investissant dans des actifs qui ne lui appartiennent pas via un système de compensation carbone. Cela consiste pour l’organisation à compenser ses émissions de CO2 en achetant des crédits finançant une opération de réduction d’émissions équivalente hors de son territoire. De nombreuses plateformes permettent aux entreprises de réaliser ce genre d’investissements en finançant des projets de reforestation ou de développement durable dans des pays en développement.
Au-delà de l’investissement pur, les entreprises peuvent aussi intégrer des mesures de réduction des émissions, par exemple en intégrant directement le risque climatique dans leur modèle économique. Une autre façon peut être de fixer un prix du carbone en interne afin de pénaliser la rentabilité des projets entraînant des émissions de gaz à effet de serre.
Et quid de la rentabilité de ces investissments ?
Avec ces différentes pistes, chaque entreprise peut devenir acteur de la transition écologique et participer à l’investissement urgent nécessaire pour limiter la destruction de notre écosystème. De plus, cet effort n’en est pas nécessairement un. Une politique d’investissement environnemental bien structurée et évaluée génère des bénéfices pour une entreprise et son environnement économique et social. Au-delà de la rentabilité même de l’investissement en tant que tel, celui-ci peut avoir des impacts économiques positifs sur d’autres éléments de l’entreprise, par exemple la productivité de ses salariés, son climat social, son image de marque ou encore son exposition au risque réglementaire climatique.
En se plaçant à un niveau plus macroéconomique, deux études du magazine Nature en 2018 et de la Banque d’Angleterre en 2009 évaluent le coût au niveau mondial de l’inaction face au changement climatique. La première estime un « coût social du CO2 » à 16 000 milliards de dollars en 2017, soit 19,8% du PIB mondial. La seconde annonçait un coût de l’inaction climatique à 20% du PIB mondial en prenant en compte les effets directs et induits. Telle était la situation en 2009, le tableau s’est noirci depuis. En résumé, investir 2,5% du PIB mondial nous permettrait d’éviter des coûts équivalents à 20% de ce même PIB. Du point de vue d’une analyse d’évitement de coûts à l’échelle mondiale, la stratégie d’investissement pour enrayer le changement climatique apparaît donc comme extrêmement rentable.
Prêt à investir 1,4% de votre CA dans la lutte contre le réchauffement climatique
Les conclusions du GIEC doivent donc nous alarmer et nous faire prendre conscience de l’urgence et de l’effort à fournir pour limiter le réchauffement climatique à +1,5°C. Il est du devoir des acteurs économiques d’assumer leur part de ce projet en investissant à hauteur de leur activité. En adoptant un prisme d’analyse sous l’angle de la rentabilité, ces projets ne sont pas destructeurs de valeur. D’un point de vue macroéconomique, le bénéfice est évident en comparaison du coût titanesque de l’inaction.
Pour une entreprise française,1,4 % de CA représente en moyenne un tiers de son résultat d’exploitation. Ce chiffre n’est pas disproportionné en gardant à l’esprit que l’effort climatique n’est pas une donation philanthrope mais bien un investissement qui peut créer de la valeur pour l’entreprise. Le poids de cet investissement est à peine plus élevé que celui des dépenses de communication des entreprises françaises (2,1% en 2015) dans l’économie.
A l’échelle d’un Etat entier, un tel effort est loin d’être inconcevable. Pour envoyer 12 hommes sur la Lune à la fin des années 1960 et au début des années 1970, les Etats-Unis ont investi pendant 10 ans l’équivalent 2,5% de leur PIB annuel dans le programme Apollo. Cela correspond, à 2 ans près, à l’effort demandé à chaque pays de la planète pour rester dans le scénario du moindre mal.